Camp de Linas-Montlhéry (Seine-et-Oise)
27 novembre 1940 – 21 avril 1942
par Théophile LEROY
auteur d’un mémoire de maîtrise sur le sujet à Sciences-Po Paris, doctorant, membre du comité scientifique du Mémorial des Nomades de France. Il oriente ses recherches sur l’histoires de familles nomades internées entre 1939 et 1946 en France.
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– internement administratif familial de deux cents individus considérés comme « nomades ».
– Groupe transféré au camp de Mulsanne le 21 avril 1942
– situé au sommet du plateau de Sainte-Eutrope, sous la surveillance de cinquante gendarmes
– administration : 1 directeur du camp, 1 régisseur-comptable, 1 médecin et 1 infirmière, 50 gendarmes.
1. la construction du camp de Linas-Montlhéry
Entre le 27 novembre 1940 et le 21 avril 1942, deux cents personnes furent internés au camp de Linas-Montlhéry, dans la Seine-et-Oise. Auparavant, ces familles étaient assignées à résidence et surveiller par les autorités administratives dans la commune de Darnétal, près de Rouen, du 6 octobre au 27 novembre 1940, date de leur transfert au camp d’internement de Linas-Montlhéry. Ces nomades ont été assignés à Darnétal à la suite de la promulgation de l’ordonnance allemande du 4 octobre 1940. Le Journal de Rouen, dans son édition du 2 décembre 1940, fait état, dans un entrefilet, de l’évacuation par train d’un groupe de 184 nomades qui s’est produite dans la soirée du mardi 26 novembre et évoque même la spoliation organisée des chevaux appartenant aux nomades que la mairie de Darnétal met immédiatement après leur départ à la disposition des cultivateurs de la région :
« Départ des nomades – Mardi, à 17h30, les nomades, au nombre de 184, que les autorités avaient rassemblés à Darnétal, ont été conduits à la gare et mis entre les mains des autorités allemandes qui doivent les diriger sur la Seine-et-Oise. Le service d’ordre était assuré par un détachement de gendarmes sous les ordres du lieutenant le Moal, d’Elbeuf. MM. Poissant, maire de Rouen ; Mulot, commissaire central de l’arrondissement, Geoffroy, commissaire de police à Darnétal étaient présents […]. Les chevaux des nomades étant restés à Darnétal, sont mis à la disposition des cultivateurs qui pourront les utiliser pour leurs travaux, à condition d’assurer leur nourriture et de les rendre contre toute réquisition. À cet effet, prière de s’inscrire à la mairie de Darnétal. »1
Le témoignage de Raymond Gurême, ancien interné, donne une autre dimension au transfert en faisant voir les conditions dans lesquelles ce parcours ferroviaire forcé s’est déroulé :
« Les camions sont arrivés et nous ont emmené à la gare de Sotteville, vers Rouen. Et sur le quai, il y avait trois wagons à bestiaux, en bois et fermés. Ils nous ont fait monter dedans, ils ont fermé les portes et puis on a roulé toute la journée. On est arrivé ici à Brétigny, il devait être dans les neuf heures du soir. Trois wagons pour deux cents personnes. Sans boire, sans manger. Même les bébés, sans lait, sans rien. Toute la journée, nous sommes restés debout. Des gens étaient fatigués, d’autres pleuraient, les femmes et les enfants surtout. Il y avait presque autant d’enfants que de grandes personnes. Moi, j’étais considéré comme « un grand » on va dire. […]. Le transfert était long, on savait pas où on allait et c’est ça le pire. Ils nous emmènent où ? »2
Au matin du 27 novembre, avant l’arrivée du convoi en provenance de Sotteville, plusieurs gendarmes et policiers sont chargés d’aménager, à la hâte, le camp. Isolé et battu par les vents, ce lieu est choisi par la préfecture pour interner le groupe de « nomades » pour des raisons pratiques : il se situe à proximité du nœud ferroviaire de Brétigny-sur-Orge et revêt une dimension insulaire propice à l’installation d’un camp :
« Complètement isolé, le camp est à 2 kilomètres de toute agglomération. Il est desservie par une voie privée de 1.800 mètres, rejoignant la Route Nationale N°20 de Paris à Orléans. La gare la plus proche est la station de Saint-Michel-sur-Orge, située à 4 kilomètres 800. Un autocar fait, à certains trains, la navette entre Saint-Michel-sur-Orge et Montlhéry, distant de 3 kilomètres du camp. Le terrain sur lequel est installé le camp est compris dans l’ancien domaine de l’autodrome de Montlhéry, transformé, depuis la guerre, en école d’application de la Cavalerie Motorisée. Situé sur un plateau, à proximité des bois, il jouit d’un climat peut-être rude l’hiver mais très sain. Son accès est difficile, son éloignement de toute agglomération en font un emplacement très favorable pour l’installation d’un centre d’internement de nomades. »3
Ainsi, en moins de quarante-huit heures, un camp sommaire apparaît à l’autodrome de Montlhéry. Il restera en activité pendant plus de dix-huit mois, du 27 novembre 1940 au 21 avril 1942, date à laquelle les internés du camp de Linas-Montlhéry sont transférés vers le camp de Mulsanne. Pour autant, si ce camp est crée par l’administration française en novembre 1940, sa survie n’est pas acquise. En effet, durant les premiers mois de son existence, les autorités allemandes vont dialoguer avec la préfecture de Seine-et-Oise pour étudier la possibilité de le faire évacuer car malgré son isolement local, au sommet d’un plateau difficilement accessible, ce camp est situé au cœur de la Seine-et-Oise, à vingt-cinq kilomètres de la capitale. Or la Feldkommandantur de Saint-Cloud, chargée de la sécurité du territoire départemental, n’apprécie guère cette présence d’indésirables ici tout comme elle est incommodée par le camp d’Aincourt qui interne des détenus communistes. Durant ces premiers mois se met en place la politique de collaboration qui s’exprime ici par la construction d’un camp d’internement pour nomades, ordonnée par l’occupant et mise en pratique par les pouvoirs publics français.
2. Récit d’un jour ordinaire : le jeudi 5 juin 1941 au camp de Linas-Montlhéry
En ce début de mois de juin 1941, le camp est sous la direction de Robert Milly, un inspecteur de police qui assure la rotation mensuelle à la tête du camp en compagnie de trois autres inspecteurs. Il a succédé à Joseph Jan à la fin du mois de mai et, sous son autorité, l’effectif du camp compte 190 internés. Il assure une surveillance stricte du courrier et met en place un régime punitif sévère et arbitraire envers les détenus. La veille, il a adressé une lettre au secrétaire général pour la police à Versailles pour l’alerter d’une lettre de plainte rédigée par les femmes du camp à destination de la Feldkommandantur4.
Le règlement interdisant « les réclamations et les pétitions collectives5 », Robert Milly l’applique à la lettre et punit les chefs de tribus, responsables devant lui des agissements de leur famille. Il les envoie à la chambre de sûreté pour 24 heures. Cette note témoigne de son mépris envers les nomades par l’expression brutale les « gens de cette race ». Son enquête révèle la manière dont les internés s’entendent pour écrire une lettre collective, et le fait qu’une nomade sachant écrire soit rémunérée pour la rédaction de cette lettre montre que de l’argent circule dans les baraquements des internés. Robert Milly a en outre renvoyé un cuisinier du camp qui « entretenait, à l’occasion de son service des rapports amicaux d’un caractère douteux6 ». Par là, il veut éviter tout contact non réglementé avec les internés.
Dès lors, le 5 juin est une journée qui démarre dans une atmosphère de crispation ordinaire entre les détenus et le personnel. Le règlement du camp fournit un aperçu du déroulement d’une journée type, découpé strictement en tranches horaires7.
C’est le tintement de la cloche, accrochée au sommet du portail, qui rythme le temps au sein du camp. À 7 h, le portail s’ouvre pour permettre aux gendarmes de rentrer dans l’enceinte des internés. Les internés s’alignent ensuite dans la cour pour répondre à l’appel des gardiens qui vérifient qu’aucun détenu ne s’est échappé durant le nuit. Au matin du 5 juin, tous les internés sont présents. Les nombreux enfants en bas âge ne pouvant répondre à l’appel, les chefs de famille ou les mères répondent à leur place. Raymond Gurême décrit le déroulement de cet épisode matinal, qui se répétait tous les jours :
« Le matin, à 7h, c’était l’appel. Il fallait qu’on soit présent. Les gendarmes ne venaient pas nous réveiller. On se mettait en ligne et ils vérifiaient un tel, un tel, un tel pour voir s’il y en avait pas un qui s’était sauvé la nuit. […] Après l’appel, c’était le café, il faisait griller de l’orge pour faire du café quoi. Et le morceau de pain pour la journée. À peine 200g de pain. Pour chaque personne. C’était le même régime pour tout le monde, enfants et adultes8. »
En ce jeudi 5 juin 1941, les internés n’effectuent pas de travaux d’aménagement et d’entretien et ne travaillent pour aucune entreprise tierce mais sont employés, à l’extérieur du camp, sur la piste de l’autodrome qui doit accueillir bientôt une manifestation sportive. Ils sont chargés d’arracher l’herbe entre les morceaux de bitume9.
Dans l’après-midi, alors que René Gurême fait la classe aux enfants dans la cour dévolue aux internés, le Dr. Roumiguières effectue une visite de routine. Les mardis, les jeudis et les samedis sont en effet ses jours de visite. Durant cette période estivale, les maladies sont rares mais le médecin vient observer l’état d’un enfant qui vient de naitre : six jours auparavant, le 31 mai 1941, à 19 heures, Antoine Joseph Demestre est né à l’intérieur du camp. Sa mère, Marguerite Demestre, 23 ans, n’ayant pu être transférée à l’hôpital d’Arpajon à temps à cause du manque de place disponible10.
Durant leur temps libre, en fin de journée, les internés peuvent normalement acheter du tabac ou des timbres pour envoyer du courrier. Cependant, après la fouille du 8 avril 1941, fouille qui les prive de toutes ressources financières, ils devront demander l’autorisation au chef de camp pour effectuer ces achats, ce dernier conservant dans un coffre l’argent et les bijoux des détenus saisis lors de la fouille. Les radios et les journaux étant interdits à l’intérieur de l’enceinte barbelée, ils n’ont pas accès à l’information et l’isolement spatial se conjugue dès lors à un isolement mental. Raymond Gurême écrit :
« Dans ce lieu d’internement, situé au sommet d’une colline entourée de forêts et dont l’accès était interdit aux civils, nous étions vraiment coupés du monde. […] Aucune nouvelle ne nous parvenait de l’extérieur. Nous ne savions même pas à quel stade en était la guerre11. »
Après le dîner, les détenus rentrent dans leurs baraquements et, à la tombée de la nuit, ils profitent de ces courts moments où ils sont ensemble, entre familles, sans présence extérieure. En effet, la nuit, les gendarmes ne pénètrent pas dans l’enceinte mais la surveillent de l’extérieur. À l’intérieur des baraquements, une vie sociale tente de se reconstituer entre les familles. Les captifs sont autorisés à se rendre dans d’autres baraquements. Et bien que le règlement interdise « tous cris et chants, interpellations et conversations à haute voix, toutes réunions en groupes bruyants12 », les internés se réunissent pour chanter et jouer de la musique :
« On discutait beaucoup mais je ne me souviens plus de quoi. En revanche, on avait le droit de chanter. Ils nous avaient laisser prendre nos instruments. Violons, guitares, nous on avait nos trompettes, mon père avait son trombone. Des fois, on faisait un petit orchestre. Les gendarmes ne disaient rien, ils nous laissaient, ils écoutaient, ça leur passait le temps aussi à eux. Parce que c’était monotone là-haut, au milieu des bois comme ça. »13
Le récit de la journée du 5 juin, qu’aucun événement extérieur ne vient troubler, donne à voir la routine du camp durant ces mois d’été 1941 alors que Linas-Montlhéry est sous l’administration de Robert Milly, directeur intransigeant. –
3. les internés du camp de Linas-Montlhéry
Lors de leur installation au camp, fin novembre 1940, les internés investissent les baraquements selon les parentés familiales, les affinités linguistiques, les liens affectifs. D’après les souvenirs de Raymond Gurême :
« On était mélangé dans les baraquements, certaines familles restaient ensemble. Les Hongrois avaient leurs baraques mais on se mêlait entre nous. Avec nous, il y avait la famille Delage, Toupin, l’Espagnole Cortès. On avait pris une baraque pour nous, une baraque française, où on parlait français. Il y avait plusieurs nationalités à l’intérieur du camp, des Hongrois, des Russes, une Espagnole, Cortès. »14
Un rapport rédigé par le premier chef du camp, Louis Meynier, en date 16 décembre 1940 à l’attention du secrétaire général pour la Police de Versaillest confirme en filigrane l’appropriation de l’espace par les internés eux-mêmes. Peut-on lire cet investissement des baraques comme un signe de résistance ? Dans ce compte-rendu, le chef du camp accepte cet état de fait non sans souligner les difficultés supplémentaires que cette appropriation des baraquements par les internés a entrainé :
« L’aménagement du cantonnement présente désormais toutes garanties désirables et met les internés à l’abri des intempéries et des rigueurs de la température. L’installation a été rendue difficile du fait que les internés, qui vivent par famille et tribus, ont tenu à organiser eux-mêmes leurs campements, ce qui n’est pas sans nuire à la bonne ordonnance et à l’hygiène générale. Malgré ces inconvénients, les locaux sont propres et nettoyés journellement. »15.
Mais plus encore, les internés se répartissent les habitations Adrian selon les catégories administratives employées par l’État pour définir les communautés tsiganes. Ainsi, les forains internés au camp de Linas-Montlhéry occupent certains baraquements tandis que les nomades étrangers restent ensemble sous le même toit. Dans son témoignage écrit, publié en 2011 avec le soutien d’Isabelle Ligner, Raymond Gurême décrit cette répartition des familles selon le statut :
« Les forains se sont tous rassemblés dans l’une des baraques. Il y avait quatre ménages : les Delage, les Toupin, les Cortes et notre famille [les Gurême/Leroux] (…) Dans les autres baraques s’étaient réunies des Tsiganes considérés comme « nomades » et parfois étrangers. Il y avait en fait beaucoup de marchands de chevaux belges comme les Boudin, les Bourquin. Certains avaient même des carnets anthropométriques comme les Colombar. »16
Les baraquements fabriquentainsi des espaces qui témoignent de la porosité des frontières de l’autorité et de la sujétion dans le camp de Linas-Montlhéry.C’est par ces pratiques personnelles et collectives que l’enceinte barbelée, ce lieu contraint, organisé à l’origine selon une logique répressive, devient un lieu de vie, pratiqué, usé et ainsi habité.
4. parcours d’interné : Joseph Toloche
Né en 1912, il fuit la Belgique lors de l’invasion allemande et est assigné à Darnétal avec sa femme, Flor Toloche et ses deux enfants, Bernard et Marguerite, nés respectivement en 1925 et en 1933. Sa fiche d’internement au camp de Mulsanne issue des archives départementales de la Sarthe le note comme « maquignon ambulant17 » : il est marchand de chevaux18. Il écrit une première demande de libération au préfet de Seine-et-Oise le 11 mars 1941 où il met d’abord l’accent sur ses ressources financières restées dans sa roulotte à Darnétal. Ne sachant pas écrire, il la fait rédiger par un autre interné. Il demande ensuite un délai pour pouvoir retourner en Belgique le plus rapidement possible. Joseph Toloche construit un argumentaire pragmatique où il explique sa volonté de quitter le territoire français, lui et sa famille :
« Monsieur, je vous écris ces quelques mots pour vous faire savoir que nous sommes sujets belges. Nous avons laissé du matériel pour plus de 500.00 francs nous avons donc de l’argent pour vivre. Nous avons été ramassés et nous ne savons pas pourquoi. Nous voulons retourner dans notre pays pour y exercer notre métier. Tous nos chevaux et nos voitures sont restés à Darnétal et cela nous ennuie beaucoup de ne pas pouvoir retourner dans notre pays. Nous voudrions au moins une place où l’on puisse rester avec nos voitures et nos chevaux. Sinon ayez la bonté de nous donner un délai de 8 à 15 jours pour quitter le territoire français avec toute notre famille se trouve en Belgique et nous voulons retourner en Belgique vendre nos chevaux et emmener nos voitures par le chemin de fer. Et là, nous avons une place fixe pour rester sans voyager. Car nous n’avons jamais connu la France et c’est pendant l’exode que nous avons quitté notre pays. Nous voulons retourner dans notre pays sur nos frais. Le plus tôt possible . Il y a déjà quatre mois que nous sommes dans le camp et l’on nous garde pour aucune raison. Je crois que ça ne peut pas durer car nous savons très bien gagner notre vie avec le commerce que nous avons. […] Nous n’avons plus aucun vêtement à nous mettre ni soulier. […] »19
Cette demande de libération reste lettre morte et le 23 avril 1941, sa femme Flor meurt à l’hôpital d’Arpajon à cause d’une infection intestinale des suites d’une fausse couche20. Il réitère une demande, collective cette fois, avec tous les nomades belges du camp de Linas-Montlhéry le 24 novembre 1941 pour réclamer des nouvelles de leurs chevaux qui ont été dispersés depuis lors entre les agriculteurs de la Seine Inférieure.
« J’ai l’honneur de vous envoyer cette lettre au sujet du matériel qui est resté à Rouen et principalement de nos chevaux qui sont dans des endroits que l’on ignore vu que depuis un an, nous n’en avons aucune nouvelle. Je crois que c’est bien malheureux pour nous d’abandonner toute cette valeur surtout que c’est du bien que nous avons gagné nous même en Belgique. Il y a 9 chevaux appartenant aux Belges. […] Nous vous assurons bien que ces chevaux ont une valeur à l’heure actuelle chacun de 35.000 à 40.000 f. aux maximum, vous devez bien comprendre monsieur le Préfet comme nous en avons 9. Il est impossible de laisser perdre une valeur comme cela. Sinon renvoyez nous chez nous avec tout notre matériel je vous assure que nous sommes ici pour aucune raison, l’on ne demande que de retourner le plus rapidement possible chez nous. »21
L’absence de réponse de la part des autorités conduit Joseph Toloche à élaborer une nouvelle stratégie pour parvenir à prévenir le consul de Belgique en France de sa situation. Pour cela, il profite de la libération des enfants Van Der Meulen22 en décembre 1941 pour faire sortir sa lettre adressée au consul belge afin que celle-ci ne soit pas censurée par l’administration du camp. Mais la réponse du consul, qui lui demandait en retour des précisions sur sa situation, est envoyée à l’adresse du camp et est saisie par le directeur du camp, Émile Poulain, qui mène une enquête pour savoir qui l’a écrite. Il envoie ses conclusions à la police de Versailles :
« Ceux-ci [les enfants Vandermeulen] ont été libérés le 12 décembre 1941, avant leur départ Toloche leur avais remis la lettre [écrite par René Gurême], ceux-ci l’ont dissimulé dans leurs vêtements. Ils ont été conduits par les soins de la Police d’État auprès de Monsieur le Délégué spécial pour la Belgique, à Paris, […]. Là pendant 12 jours et en attendant leur rapatriement pour la Belgique, ils se sont promenés dans Paris, il leur a été loisible de mettre cette lettre à la poste ou de la remettre simplement à Monsieur le Délégué Spécial. Cette façon de procéder étant inadmissible et contraire au règlement du camp, j’ai décidé que Toloche Joseph serait privé de vin, de tabac et de correspondance pendant trois mois. »23
Joseph Toloche reste interné au camp de Linas-Montlhéry jusqu’à son démantèlement. Il est ensuite transféré à Mulsanne, puis à Montreuil-Bellay, comme ses compagnons d’infortune. En septembre 1942, le consul général de Belgique intervient auprès du préfet de Maine-et-Loire pour rapatrier les nomades belges internés à Montreuil-Bellay. Joseph Toloche est ainsi libéré en janvier 1943.
« Le 6 octobre, ledit consul se trouve bien en possession d’une liste de 59 noms, mais quand les personnes concernées ne sont pas déjà libérées, elle le sont bientôt et s’installent dans divers régions, assignées à résidence. Sans qu’on puisse savoir ce qui s’est finalement passé, plusieurs de ces familles ont pris le route du Nord transitant (après quelques mois ? Directement?) une quinzaine de jours à la prison de Loos-lès-Lille, avant d’être envoyées à Malines. »24
Assigné à résidence dans le département des Deux-Sèvres, Jospeh Toloche brave l’interdiction de mouvement et retourne en Belgique avec ses deux enfants. Là, il est raflé par la Gestapo en octobre 1943 à Vimy, dans le Pas-de-Calais, près de Lens et interné à la caserne de Malines25. Le 15 janvier 1944, lui et ses deux enfants, Bernard et Marguerite (notée Margarethe dans les registres), partent avec le convoi Z qui les dirige vers le camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau26. Ils sont respectivement immatriculés 9207, 9208 et 9913. Joseph Toloche fait partie des douze survivants sur les 351 Tsiganes déportés mais ses enfants meurent en déportation. Sur les deux cent internés du camp de Linas-Montlhéry, 30 sont déportés avec le convoi Z du 15 janvier 1944.
5. la fermeture du camp de Linas-Montlhéry et le transfert des internés
Au début de l’année 1942, le Ministère de l’Intérieur émet la volonté de faire un état des lieux de la gestion des camps d’internement administratif en zone occupée. Ce qui motive cette démarche est d’établir, comme chaque année, la prévision des crédits d’entretien des camps pour l’année 1942.
Dans cette optique, le 14 janvier 1942, la préfecture de Seine-et-Oise, sommé par le Ministère de l’Intérieur, demande à la police d’Etat de Versailles de lui faire parvenir, dans les plus brefs délais, une notice en cinq exemplaires sur le camp de Linas-Montlhéry27. Signe des tensions économiques qui pèsent sur l’administration des camps, un questionnaire détaillé est formalisé et transmis au directeur du camp de Linas-Montlhéry. Quinze jours plus tard, une nouvelle demande de bilan arrive au camp concernant la question sanitaire et incluant les conditions de travail du médecin28. Ces multiples injonctions administratives témoignent d’une forte préoccupation de la part du Ministère de l’Intérieur concernant la gestion économique des camps et annonce la visite de l’Inspection Générale des Camps du Territoire (I.G.C.T.) qui émet un rapport daté du 27 février 1942 attestant du coût exorbitant du fonctionnement de la structure de Linas-Montlhéry. Après avoir dressé un bilan financier minutieux sur les dépenses domestiques (bois, essence, alimentation), les inspecteurs de l’IGCT constatent que le prix de revient de la journée est beaucoup trop élevé en comparaison avec d’autres structures d’internement29.
Le 11 mars 1942, le secrétaire d’État à l’Intérieur confirme au préfet de Seine-et-Oise la suppression du camp de Linas-Montlhéry. Dans une lettre « urgente » intitulée : « Regroupement des camps d’internement administratif », il propose de regrouper à Mulsanne, dans la Sarthe, les divers centres d’hébergement de la zone occupée. Il demande de mettre en route l’évacuation des deux cents nomades le jeudi 16 avril vers Mulsanne où ils seront reçus le jour même. La décision de fermer le camp de Linas-Montlhéry est donc actée au début du mois d’avril 1942 et une date pour l’évacuation des internés de Linas-Montlhéry est fixée : le 16 avril. Évacuer un camp réclame une organisation logistique coordonnée avec la Société Nationale des Chemins de Fer (S.N.C.F). En effet, les internés sont transférés par train à partir de la gare de Longjumeau. Malgré la volonté du Ministère de l’Intérieur d’évacuer les internés le 16 avril, les contraintes logistiques conduisent la S.N.C.F. à affecter un train à cette mission plus d’une semaine plus tard.Le 21 avril, à 9h, un train part de Longjumeau et se dirige vers Le Mans avec à son bord, deux cents personnes qui seront ensuite internés au camp de Mulsanne. Le camp de Linas-Montlhéry étant vidé par injonction préfectorale, il s’agit désormais, pour les acteurs locaux de démanteler la structure près de l’autodrome.
Loin d’être une fermeture précipitée et approximative, la dissolution du camp de Linas-Montlhéry s’avère être jusqu’au bout un processus sous haute pression administrative exercée par les autorités françaises, engageant des démarches de concertation, mobilisant des chaines de décisions, impliquant une organisation minutieuse, une logistique appropriée et des financements. La machinerie de l’internement ne cesse donc de fonctionner d’autant que si le camp de Linas-Montlhéry se ferme, un autre s’ouvre dans le même temps à Mulsanne. Cet effet de vase communicant reconduit le fait que les différentes structures d’internement de la zone occupée établissent un réseau articulé qu’il s’agit de faire tourner. En moins de deux mois, le processus décisionnel mis en œuvre par les autorités françaises aboutit à la suppression effective de du camp de Linas-Montlhéry et à l’évacuation des internés.
2Entretien avec Raymond Gurême, réalisé le 11 novembre 2015
3Rapport sur le fonctionnement du camp de l’autodrome de Montlhéry au préfet de Seine-et-Oise. 21 janvier 1942. 300 W 81, AD Yvelines.
4Lettre de Robert Milly au secrétaire général pour la police à Versailles, 4 juin 1941, 300 W 81, AD Yvelines
5Règlement du camp de Linas-Montlhéry, 1er août 1941, 300 W 81, AD Yvelines
6Lettre de Robert Milly au secrétaire général pour la police à Versailles, 4 juin 1941, 300 W 81, AD Yvelines
7Règlement du camp de Linas-Montlhéry, 1er août 1941, 300 W 81, AD Yvelines
8Entretien avec Raymond Gurême, 11 novembre 2015
9 GURÊME, Raymond, et LIGNER, Isabelle, Interdit… op.cit. p.85
10Lettre de Robert Milly au commissaire divisionnaire de la police de Versailles, 31 mai 1941, 300 W 81, AD Yvelines
11GURÊME, Raymond, et LIGNER, Isabelle, Interdit… op.cit. p83-84.
12Règlement du camp de Linas-Montlhéry, 1er août 1941, 300 W 81, AD Yvelines
13Ibid.
14Ibid.
15Rapport rédigé par Louis Meynier au secrétaire général pour la Police de Versailles, 16 décembre 1940, 300 W 81, AD Yvelines
16GURÊME, Raymond, et LIGNER, Isabelle, Interdit aux nomades. Calmann-Lévy, 2011. p72.
17Compte-rendu d’internement de Joseph Toloche, 21 avril 1942, 653 W 55, AD Sarthe
18Note préfet délégué au préfet des Deux-Sèvres, 27 novembre 1942, 24 W 68, AD Maine-et-Loire
19Demande de libération de Joseph Toloche, 11 mars 1941, 300 W 81, AD Yvelines
20Lettre de Gaston Fabre au secrétaire général pour la police à Versailles, 24 avril 1941, 300 W 81, AD Yvelines
21Lettre collective des Belges internés au camp de Linas-Montlhéry au préfet de Seine-et-Oise, 24 novembre 1941, 300 W 81, AD Yvelines.
22Jeanne et Louis Van Der Meulen, âgés respectivement de 16 et 12 ans en 1940, sont originaires de Bruxelles et ont fuit les combats lors de l’avancée allemande en Belgique : « lors de l’évacuation de cette ville, ils auraient suivi, en l’absence de leurs parents, une caravane de nomades auxquels ils étaient apparentés ». En juin 1941, leur sœur, domicilié à Bruxelles, envoie une lettre au consul belge pour réclamer leur libération. La procédure aboutie, avec l’aide de la Croix-Rouge, en décembre 1941, les enfants étant mineurs et sans parents affiliés à l’intérieur du camp.
23Lettre d’Émile Poulain au commissaire divisionnaire de Versailles, 9 février 1942, 300 W 81, AD Yvelines
24PESCHANSKI, Denis Les Tsiganes en France, 1939-1946, CNRS éditions, 2010, p.104
25SIGOT, Jacques. Ces barbelés oubliés par l’histoire: un camp pour les Tsiganes–et les autres, Montreuil-Bellay 1940-1945. Editions Cheminements, 1994.
26Liste des enregistrés du convoi Z du 15 janvier 1944, cité en annexe par Denis PESCHANSKI in Les Tsiganes en France, 1939-1946, CNRS éditions, 2010, Paris.
27Lettre du préfet de Seine-et-Oise à l’intendant de police de Seine-et-Oise, 16 janvier 1942, 1 W 70, AD Yvelines
28Lettre du préfet de Seine-et-Oise à Émile Poulain, 30 janvier 1942, 300 W 81, AD Yvelines
29Rapport de l’IGCT, 27 février 1942, 300 W 81, AD Yvelines.